Besoins criants, apprentis sous pression
On peut parler d’une croissance explosive. Selon un rapport de Boeing, ce sont pas moins de 77 400 nouveaux pilotes que la Chine devra former d’ici 2035 pour répondre à la hausse constante de la demande intérieure pour les vols commerciaux. Mais avec seulement une douzaine d’écoles civiles, capables de former au mieux 1400 pilotes par année, les compagnies aériennes chinoises se sont tournées massivement vers l’étranger au milieu des années 2000.
Cargair, l’école de pilotage de Saint-Hubert où étudiait le pilote chinois mort dans l’écrasement des Promenades Saint-Bruno, en accueille actuellement 150, pour lesquels les compagnies aériennes chinoises paient entre 50 000 $ et 85 000 $ pour assurer tous les frais de leur formation.
Aux États-Unis, ce sont 4800 brevets par année qui sont délivrés par des écoles semblables à des élèves chinois. En Arizona, Transpac Aviation Academy, l’une des plus importantes écoles de pilotage du pays, en accueille en permanence plus de 300. Mais l’opération ne se fait pas sans heurts. Entre 2010 et 2013, trois collisions aériennes mortelles impliquant des élèves étrangers aux commandes de petits appareils de l’école ont attiré les projecteurs sur le phénomène. Trois des élèves morts venaient de Chine.
Aux États-Unis comme au Québec, les critiques exprimées à leur égard sont nombreuses. En fouillant dans les bases de données de la NASA, qui administre un système national de divulgation anonyme d’incidents aériens, La Presse a recensé 24 rapports depuis 2007 traitant de la faible compréhension de la langue anglaise par les élèves étrangers – toutes nationalités confondues – qui s’entraînent dans le ciel américain.
lutte De groupes de pression
C’est au sud de San Diego, à l’aéroport de Gillespie, que la critique visant les élèves chinois est la plus forte. Deux groupes de pression différents s’y battent pour limiter les entraînements de décollages en boucle effectués par les élèves étrangers.
« Chaque jour, nous subissons entre 140 et 180 de ces “touch and go”. Ils volent en circuit à 300 pieds du toit des maisons. Ce n’est pas sécuritaire », affirme Sue Strom, qui dirige Advocates for Safe Airport Policies. « Ces élèves savent à peine conduire un vélo, ils ne savent pour la plupart pas conduire d’auto. Et du jour au lendemain, ils s’entraînent au-dessus de nos têtes, sept jours sur sept. C’est extrêmement dangereux », ajoute Robert Germann, qui dirige l’organisme Citizens Against Gillespie’s Expansion.
Ces deux groupes de pression américains livrent un combat très semblable à celui qu’a mené au Québec le Comité antipollution des avions de Longueuil (CAPA-L) contre l’aéroport de Saint-Hubert, Cargair et quatre autres écoles de pilotage en 2011. En 2015, une entente à l’amiable a mis fin à un recours collectif intenté pour limiter le bruit généré par les vols d’entraînement. « À la base, c’était vraiment les enjeux de sécurité liés à l’augmentation très importante du nombre de vols d’entraînement, faits en grande partie par les étudiants chinois, qui nous préoccupaient. Nos procureurs nous ont cependant très vite indiqué qu’il n’y avait aucune prise juridique pour contester l’aspect sécuritaire de ces vols », explique Johanne Domingue, porte-parole de l’organisme.
nombreux facteurs de stress
Les deux groupes de pression américains joints par La Presse soutiennent aussi que les écoles de pilotage sont « complaisantes » à l’égard des élèves étrangers. « Les écoles se livrent une très forte compétition pour s’arracher les élèves chinois. Il y a une sorte d’urgence pour leur faire terminer leur formation le plus rapidement possible et accueillir une nouvelle cohorte », soutient M. Germann.
Dans un des cas rapportés à la NASA, un contrôleur aérien déplore d’ailleurs que les élèves étrangers « volent en solo trop tôt » au cours de leur formation, probablement en raison de la « pression contractuelle » exercée par les compagnies aériennes qui les parrainent.
Dans les faits, la durée de leur formation, d’un minimum de 250 heures de vol, est comparable à celle de n’importe quel pilote. « Mais ce sont des élèves qui subissent énormément de stress », affirme Lucia Marguglio, spécialiste du langage des communications ariennes, qui a donné des cours d’appoint à environ 200 élèves chinois inscrits chez Cargair au cours des dernières années. « La plupart ne connaissent absolument rien de l’aviation lorsqu’ils sont recrutés par les compagnies aériennes. C’est complètement une nouvelle culture pour eux. Et souvent, ils sortent de leur pays pour la première fois, ils sont très jeunes et n’ont jamais vécu seuls. Selon moi, compte tenu de ces facteurs, ils manquent de temps pour faire leur formation », croit-elle.
Un pilote québécois qui travaille actuellement en Chine aux côtés d’anciens élèves formés en Occident abonde dans le même sens. « Ils n’ont pas droit à l’erreur et ils ne peuvent pas admettre qu’ils se sont trompés. C’est culturel. S’ils se plantent, ils sont retournés chez eux », explique le pilote, qui a requis l’anonymat. Le métier de pilote y est considéré comme extrêmement prestigieux et compte parmi les mieux payés au pays. « En Chine, un commandant de bord est mieux payé qu’un médecin », ajoute le pilote. La pression pour qu’ils réussissent n’en est que décuplée, croit-il.
Pour la présidente et propriétaire de Cargair, Josée Prud’homme, des nuances s’imposent. « Oui, ils en ont beaucoup sur les épaules, admet-elle sans détour. Mais c’est dans la culture chinoise d’être très exigeant. Ils ont une culture de performance. Ça ne les empêche pas d’être, pour certains, parmi les meilleurs pilotes que nous ayons formés. »
niveau d’anglais critiqué
Même si la maîtrise de l’anglais des deux pilotes impliqués dans l’accident de Saint-Bruno ne semble pas être en cause, plusieurs pilotes de la région joints la semaine dernière ont affirmé que le niveau des élèves chinois entendus sur les ondes à l’aéroport de Saint-Hubert est souvent problématique.
L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) exige depuis 2011 que tous les pilotes, peu importe leur origine, possèdent des compétences linguistiques jugées suffisantes pour pouvoir réagir à une situation d’urgence. « C’est l’OACI qui émet les lignes directrices, mais c’est à chaque pays de les mettre en œuvre. Certains pays sont complaisants, d’autres moins. Au Canada, ce n’est pas très sévère », soutient Mme Marguglio, qui a fait passer les examens de qualification par le passé.
« Il y a des élèves qui ont gradué qui n’ont clairement pas les compétences linguistiques minimales. Ils ne seraient pas en mesure de dealer avec une situation d’urgence », ajoute le pilote québécois qui travaille en Chine.
« Difficultés normales »
La présidente de Cargair dit avoir l’habitude d’entendre ces critiques. « C’est normal que les élèves aient des difficultés pendant leurs 10 premières heures de vol, tempère-t-elle. Ils sont en apprentissage. Et c’est important de souligner qu’ils sont généralement accompagnés par un instructeur qui peut reprendre les commandes à n’importe quel moment si nécessaire », assure-t-elle. Dans les cas flagrants où leur maîtrise de l’anglais est insuffisante, les contrôleurs aériens peuvent aussi demander aux instructeurs de garder les élèves au sol jusqu’à nouvel ordre. « Nous avons de très bonnes relations avec eux. Ils ne se gêneraient pas pour en faire la demande s’il y avait un danger », souligne Mme Prud’homme.
Sans blâmer les citoyens préoccupés, Mme Prud’homme voit dans plusieurs de ces réactions une répétition du phénomène « pas dans ma cour ». « Tout le monde aime avoir des vacances accessibles à Cuba chaque année, mais personne ne veut d’étudiants qui apprennent à voler dans le ciel près de chez eux », lance-t-elle.